Amy Winehouse : les chants d'outre-tombe Critique |
| 05.12.11 | 09h40 • Mis à jour le 05.12.11 | 14h19
La publication d’un album posthume est-elle toujours une bonne idée ? Cette question que posait en mars 2010 le journaliste Luke Lewis dans l’hebdomadaire musical britannique New Musical Express, à propos de la parution d’inédits de Jimi Hendrix (1942-1970), revient en boucle depuis quelques semaines à l’occasion de la sortie, lundi 5 décembre, de Lioness : Hidden Treasures, de la chanteuse et auteure-compositrice londonienne Amy Winehouse, morte le 23 juillet, à l’âge de 27 ans.Il aura donc fallu moins de six mois pour que les "trésors cachés" de
la jeune femme prennent le chemin des linéaires. En l’occurrence, un
ensemble de douze chansons, dont une partie présentée comme prévu pour
un nouvel album
(Between the Cheats), avec des reprises (
Our Day Will Come, Girl From Ipanema, Valerie – pas la chanson de Stevie Winwood ou de Bad Company, mais celle de The Zutons…) –, des versions différentes de chansons déjà publiées (
Wake up Alone, tirée de
Back to Black, 2006) et quelques archives.
Les fans d’Amy Winehouse, ceux qui ont acheté les deux albums de la chanteuse (
Frank, 2003, et
Back to Black, 2006) à plus de 12 millions d’exemplaires – dont une partie après la
mort de la chanteuse –, espéraient sans doute un troisième album, "vrai"
album posthume finalisé, bêteçu quasiment de bout en bout par la
chanteuse comme l’histoire du rock et de la pop en a connu. Pour
mémoire, on rappellera les réussites artistiques et commerciales qu’ont
été
Pearl de Janis Joplin, morte le 4 octobre 1970, à l’âge de 27 ans, publié début janvier 1971, de
Closer, du groupe Joy Division, sorti deux mois après le suicide par pendaison du leader Ian Curtis, le 18 mai 1980, à 23 ans, du
Unplugged in New York de Nirvana, publié six mois après le suicide du leader du groupe, Kurt Cobain, le 8 avril 1994 ou le
Life after Death, sur le marché quinze jours après l’assassinat du rappeur Notorious B.I.G., le 9 mars 1997.
RÉTROSPECTIVE D’INÉDITS "Ce n’est pas l’album qu’elle aurait fait, reconnaît le producteur Salaam Remi, interrogé par Neil McCormick dans
The Telegraph, mais il y a là des choses dont j’aimerais que le public sache qu’elle les a faites." Quant à l’autre producteur, Mark Ronson, il a déclaré au
Sun avoir d’abord hésité à participer à cette publication.
Vous voilà donc prévenus,
Lioness : Hidden Treasures n’est
pas "le" troisième album d’Amy Winehouse, qui de toute manière n’avait
pas enregistré suffisamment de matériel pour cela. Il s’agit plutôt
d’une sorte de rétrospective d’inédits comme avait pu l’être
Michael, recueil de dix titres de Michael Jackson publiés le 10 décembre 2010, dix-huit mois après sa mort. Il avait été fabriqué à partir de chansons plus ou moins finalisées et offrait une sorte d’exploration des genres pratiqués par le chanteur.
Même chose ici. Démarrage avec une chanson reggae-pop,
Our Day Will Come, comme chacun des deux albums de la chanteuse en contient.
Between the Cheats, qui suit, relève du clin d’œil au doo-wop, genre vocal de la fin des
années 1950. Puis vient une séquence soul, la musique pour laquelle la
voix légèrement éraillée, pointue par endroits, d’Amy Winehouse était
faite.
Tears Dry et
Will You Still Love Me Tomorrow ? (surperbe romance de Gerry Goffin et Carole King) sont deux grandes réussites. Comme l’est
Half Time, dans la tradition de la ballade jazz, composition de la chanteuse à laquelle participe le batteur de The Roots, Questlove. Au final,
A Song for You, de Leon Russell, combine soul, jazz et blues dans une envolée d’émotion à peine retenue.
Pour le reste, rien d’indigne. Quelques essais enregistrés au cours
des ans, sur lesquels la chanteuse aurait probablement retravaillé, et
le duo avec le crooner Tony Benett, sur
Body & Soul, déjà publié dans l’album du chanteur il y a quelques semaines.
ENTRETENIR LE MARCHÉ DE LA MÉMOIREOn a donc échappé au traficotage qui a marqué certains
enregistrements posthumes de stars du rock et de la pop. L’exemple
historique serait celui d’une poignée de titres du guitariste et
chanteur Buddy Holly
– mort dans un accident d’avion le 3 février 1959, à l’âge de 22 ans –,
publiés en juillet de la même année. Holly avait préparé des maquettes
de chansons en studio. Les producteurs d’alors ont pris la voix et fait jouer un groupe pour approcher au mieux le son des Crickets, avec lequel Holly avait connu ses grands succès
That’ll Be the Day et
Peggy Sue.Cinq ans après la mort de Jimi Hendrix, le 18 septembre 1970, le procédé avait été remis au goût du jour avec les disques
Crash Landing et
Midnight Lightning. Des musiciens de studio avaient été chargés
"d’accompagner" la voix et les solos d’Hendrix. Ce dernier enregistrait beaucoup, et
des dizaines de chansons ont fait le tour d’autant de disques depuis des
décennies. Son seul "vrai" album posthume est toutefois paru en 1995,
sous le titre
First Rays of the New Rising Sun, avec l’accord des ayants droit, reconstitué à partir de notes de travail du guitariste.
On ne compte plus les albums dits posthumes d’Otis Redding – dont le plus grand succès
(Sittin' on) The Dock of the Bay a été enregistré quelques jours avant sa mort, le 10 décembre 1967, et publié en single dans la foulée –, de Marvin Gaye, de Bob Marley, de Ray Charles, d’Elvis Presley, de John Lennon,
qui sont en fait des recueils de chansons récupérées dans les archives,
souvent des années après la mort de leurs interprètes. Des raisons
contractuelles – l’artiste
"devait" un, deux ou plus d’albums à sa maison de disques productrice – peuvent être à l’origine de ces sorties. Mais surtout, pour les producteurs de ces gros vendeurs, il s’agit de continuer d’entretenir le marché de la mémoire.
Las, il ne suffit pas, pour que le système marche, que le nom de
l’artiste soit devenu une marque, encore faut-il que l’artiste ait été
prolifique de son vivant. Et le ou les albums posthumes, parfois deux ou
trois titres seulement,
"miraculeusement retrouvés", viennent dans la plupart des cas s’ajouter à une énième exploitation d’un catalogue déjà réputé.
Il est ainsi peu probable que le corpus d’Amy Winehouse permette des
parutions régulières. Au vu de ce qui traîne sur Internet de manière
officieuse, on peut imaginer
un ou deux "nouveaux" albums possibles : remix inédits de succès, duos
arrangés, recueil de prestations en public. Un peu comme cela fut le cas
avec l’héritage artistique de Jeff Buckley,
chanteur folk à la mélancolie sur le fil, mort noyé le 29 mai 1997, à
l’âge de 30 ans, ne laissant derrière lui qu’un seul album publié,
Grace. Sous le contrôle de sa mère, Mary Guibert,
ont été édités, en 1998, un album inachevé complété de maquettes, puis,
à intervalles plus ou moins réguliers, des archives et des versions
étendues de
Grace, ou des enregistrements en public.
Au moment où paraît le disque "événementiel" d’Amy Winehouse, sort
dans les bacs un autre disque posthume. Un vrai celui-là, dans un
registre soul et chansons proche (en français). Il s’agit de l’album de Sofia Gon’s,
jeune fille de 25 ans, morte d’une embolie pulmonaire le 14 août. Le
disque était terminé, elle en était fière. Il s’appelle
Le Marché des insolites.