Abd al Malik et Gérard Jouannest Collaboration exceptionnelleParis
22/09/2006 - Sur
Gibraltar, le nouvel album d’Abd al Malik, le pianiste et compositeur Gérard Jouannest, légendaire compagnon de Jacques Brel, enregistre trois titres avec le rappeur. Une collaboration exceptionnelle par sa puissance et sa portée. Rencontre.
“Malik pourrait être mon fils, par l’âge. La question d’âge ne m’arrête pas”. Gérard Jouannest est un homme avare de mots. Quand il dit que la rencontre avec Abd al Malik est une rencontre importante, ce n’est pas par politesse ou par obligation commerciale : entre le légendaire pianiste de Jacques Brel puis de Juliette Gréco (qu’il a épousée) et le rappeur strasbourgeois d’origine congolaise, il ne s'agissait pas d’enregistrer un
featuring ordinaire sur un album de rap rapidement consommable.
Pas loin de quarante ans de différence, des univers radicalement différents et mieux qu’un banal choc des cultures dans la rencontre du verbe puissant et intense d’Abd al Malik et du piano classique de Gérard Jouannest : il y a là un moment d’histoire des musiques populaires en France, un croisement d’héritages et de traditions a priori incompatibles et qui pourrait bien faire date. Quelques temps après la sortie de l’impressionnant album
Gibraltar (sur lequel on croise aussi le chanteur et guitariste Mathieu Boogaerts, l’immense accordéoniste Marcel Azzola, la chanteuse Keren Ann, le batteur de jazz Régis Ceccarelli…), le rappeur et le pianiste se sont rencontrés pour RFI Musique. Extrait de leur dialogue.
RFI Musique : Est-ce une surprise de vous retrouver là, ensemble, dans la même aventure musicale ?
Gérard Jouannest : Je n’aurais jamais pensé faire une chose comme ça. Et ça s’est fait très rapidement. On s’est parlé pour la première fois au mois d’avril ou mai. Au mois de juillet, c’était en boîte !
Abd al Malik : Pour moi, c’est franchement un rêve devenu réalité. Une surprise ? Pas tant que ça, du fait que j’étais admirateur du travail de Gérard chez Brel, un univers auquel me lie quelque chose d’affectif. Quant à savoir si c’était possible, c’était tout autre chose. Mais une fois que ça s’est fait, c’était de l’ordre de l’évidence. J’ai vraiment le sentiment qu’il y a là quelque chose de normal. Il y a l’émerveillement, je suis content comme un enfant, mais il n’y a pas de surprise au sens de deux mondes qui se rencontrent sans s’être jamais connus.
G.J. : Il y a eu la surprise de l’annonce, quand on m’a dit qu’un rappeur voulait travailler avec moi. Mais dès que je l’ai rencontré, j’étais à l’aise. Et tellement à l’aise que quand j’ai commencé à jouer du piano, il a demandé du papier, il a écrit tout de suite sur ce que je jouais. Tout d’un coup, ça m’a rappelé l’ambiance avec Brel quand on travaillait exactement de cette manière. Il écrivait à mesure de ce qu’il entendait, la musique lui donnait l’idée des mots. Je n’étais pas perdu du tout avec Malik, c’est comme si on se connaissait depuis des années. On est quand même très différents mais avec lui je me suis retrouvé en famille.
Vraiment, c’était aussi simple que ça ?
A. M. : La première fois que j’ai rencontré Gérard, je n’allais pas écrire un texte ; on devait faire connaissance, voir si éventuellement on pouvait faire quelque chose ensemble.
G. J. : Il n’y avait rien d’organisé. J’ai joué un truc au hasard, en improvisant. Malik m’a demandé si je pouvais continuer, comme Brel qui me disait
“rejoue-moi ça”. Il n’avait même pas de papier et de crayon sur lui ! Ça s’est déclenché comme ça. On ne s’est pas parlé. J’ai continué à jouer, je le voyais qui écrivait. Il est resté une heure ou deux, j’ai joué la même chose, en boucle. Et au bout d’un moment…
A. M. : Au bout d’un moment, j’avais les trois quarts du texte
Il se rêve debout. Gérard joue et il y a les mots qui sortent. C’est tellement naturel qu’il y a une musique qu’il m’a proposée, à la deuxième rencontre, sur laquelle rien n’est venu.
G. J. : C’est comme avec Brel : il y a plein de choses que je lui jouais sur lesquelles il n’a pas écrit. Si ça n’enclenchait pas au départ, c’était foutu. Il fallait que les mots viennent sur une découpe de phrase, immédiatement. Comme pour
Bruxelles, le mouvement 1-2-3-4, 1-2, 1-2-3-4, sur lequel tout s’est enchainé
[Ce sont les vers “C’était au temps/Où Bruxelles bruxellait ”
]. Tous les jours en répétition, je jouais n’importe quoi. S’il n’y avait pas d’écho, je jouais autre chose. Et puis, parfois :
“ rejoue-moi ça”. J’ai travaillé avec beaucoup d’auteurs depuis Jacques. Il n’y a qu’avec Malik que j’ai revécu ça. Quarante ans après.
Vous avez écrit et enregistré ensemble trois chansons sur cet album. Et ensuite ?
A. M. : On ne peut pas savoir. Mais il y a des envies. Ce qui est sûr, c’est que, au départ de ce disque, ce que Gérard a fait avec Brel est une de mes principales sources d’inspiration.
G. J. : Il connaît mieux ces disques que moi !
A. M. : Avant même que je sache que l’on allait travailler ensemble, c’était une vraie force, mon disque est imprégné des chansons de Brel. L’envie, maintenant, ce serait de faire un autre album en partant de rien, avec seulement Gérard au piano.
G. J. : Moi je veux bien continuer, si c’est possible. Il faut que ça vienne naturellement, en se rencontrant, en jouant. J’avais par exemple pensé à une histoire qui durerait plus longtemps qu’une chanson, un conte de cinq ou dix minutes…
A. M. : Et moi j’avais une idée de ce goût-là en tête depuis longtemps. Pour moi, la sincérité, la véracité, la spontanéité sont des choses qui vont ensemble. Il y a d’autres méthodes de travail mais, moi, c’est ce en quoi je crois : être le fils de l’instant. J’ai le sentiment que cette démarche donne de l’épaisseur à la production artistique.
Abd al Malik,
Gibraltar, (Atmosphériques) 2006